Si les visiteurs des monuments en Bade se comptent par milliers, ils sont légion ceux qui passent en coup de vent devant ces lieux, témoins d'une riche histoire! Combien sont-ils encore à emprunter les chemins de l'insolite ' Je rangerai parmi ces derniers la quarantaine de nos membres qui, le samedi 4 juin 2005, se retrouvèrent près de Fribourg pour visiter en toute quiétude, sous la houlette du sympathique Dr Edgar von Cramm, président de l'AVAB (section badoise), le site d'une ancienne chartreuse à Fribourg-Est, ainsi qu'un château rococo à Ebnet, la journée se terminant par un repas aux asperges au restaurant "Löwen" à Ebnet.
1/ L'ancienne chartreuse (Kartaus)
Ecoutons notre sympathique guide, Mme Eva-Maria Schüle. A la question de savoir si les imposants bâtiments situés en bordure de l'ancienne route menant de Fribourg à Ebnet et abritant aujourd'hui une maison de retraite et de soins pour personnes âgées étaient ceux de la chartreuse, la réponse sera négative, la plupart des édifices de ce monastère construit en 1346 ayant été détruits pendant l'hiver 1780 à la suite d'un incendie d'origine accidentelle. C'est à l'altier chevalier Johannes Schnewlin, maire de Fribourg et propriétaire du complexe minier du Münstertal (argent, plomb) que revient le mérite (!) de la fondation du monastère en 1346... pour le seul salut de son âme et de celle des membres de sa clique se complaisant dans la pire des débauches et vivant de rapines, tentant par ce biais de soulager sa propre conscience. Le prieur de Bâle, consulté par le sieur Schnewlin pour le choix d'un lieu d'implantation du futur monastère, lui indiquera la pente ensoleillée du Johannisberg, un site proche du Ottilienberg (avec chapelle et source miraculeuse), choix non fortuit si l'on veut se souvenir de la grande dévotion que la sainte patronne de l'Alsace portait à celui qui baptisa le Christ.
La chartreuse regroupait derrière ses hautes murailles, les cellules des moines (une dizaine, selon la guide) avec leurs jardinets privatifs, le cloître, l'église et la maison du père-prieur, les moines menant une vie contemplative suivant les règles édictées par saint Bruno (1030-1101). La chartreuse était dans les bonnes grâces de la ville de Fribourg et de son conseil, ceux-ci allant même jusqu'à interdire la capture des petits oiseaux dans les forêts alentour, à lui allouer en 1381 une glaisière destinée à l'entretien des fours à pain, et même à lui accorder en 1468 le droit d'installer des étangs de pêche. Après la fondation en 1457 de l'Université de Fribourg, des liens étroits d'échanges d'idées (sur les plans culturel et scientifique) et de réelle amitié se tissèrent entre les universitaires et les chartreux.
Gregor Reisch, le plus connu des chartreux, après des études universitaires (à partir de 1487) et son accession à la dignité de magister en philosophie, entra au cloître en 1500. Son oeuvre, La Margarita Philosophica le rendit célèbre. Il fréquentera à Fribourg les grands humanistes de l'époque dont Ulrich Zasius, Erasme de Rotterdam, Hans Eck, etc... Reisch était un grand ami de l'empereur Maximilien, ce dernier le priant même de l'assister à l'article de la mort. Grâce à son pragmatisme, ce moine réunira le financement nécessaire à la construction d'un canal de dérivation devant alimenter un moulin et une scierie. Le temps aidant, le monastère deviendra le refuge pour bon nombre d'hommes de lettres dont certains d'ailleurs finiront par rejoindre la communauté monacale. En 1753, un sérieux différent éclate entre le père-prieur et ses moines, ces derniers jugeant inopportune l'installation, dans l'enceinte même de la chartreuse, d'un complexe d'immeubles appelé "Edifice des Prélats"et dont la construction s'étalera de 1753 à 1756.
La chartreuse est en grande partie détruite par un incendie au cours de l'hiver 1780. En 1782, sur décision du conseil de gouvernement, le couvent des chartreux est supprimé... alors qu'il comptait encore 4 pères et 8 frères. A la faveur d'une vente aux enchères en 1783, le couvent est attribué au baron Antoine de Bade qui achèvera la construction (en style baroque) de l' "Edifice des Prélats". En 1830, la propriété passe entre les mains du baron Bruno de Türckheim puis en 1879, c'est un hollandais fortuné qui en fait l'acquisition; au décès de ce dernier en 1894, c'est au tour de la ville de Fribourg de s'en porter (enfin) acquéreur, celle-ci prenant toutefois le soin de confier l'ensemble (immeubles, terres, forêts) à la fondation de l'Hôpital du Saint-Esprit. Après deux années d'importants travaux l'institution fera désormais office (toujours sous le nom de Kartaus) de maison de retraite et de soins pour personnes âgées, n'y étant admis que les sujets ayant résidé à Fribourg.
Un des premiers pensionnaires de la Kartaus sera le très dynamique et ancien curé de la paroisse fribourgeoise Saint-Martin. Ce personnage, haut en couleurs, car homme d'église, poète populaire, député du Landtag (diète), promoteur du folklore local (vallée de la Kinzig), etc., vivra sa retraite de 1897 à 1913... dans les somptueux appartements jadis occupés par le père-prieur. L'hospice se dotera également d'une grande ferme, d'une auberge, d'ateliers divers et d'une conciergerie (toutes activités aujourd'hui supprimées). Le parc, les vastes potagers et les jardins médicinaux ont par contre été conservés et sont toujours soigneusement entretenus.
Le moulin disparaît dans un incendie en 1892 alors que les installations de la scierie sont démontées en 1899. En 1908, une centrale hydro-électrique (construction de style Art nouveau/Jugend stil) est aménagée sur l'ancien canal de dérivation; fonctionnelle, elle est toujours en activité. En 1940, l'exploitation de l'auberge est arrêtée. La ferme, avec son train de culture de 24 ha n'est plus exploitée depuis 1970. Quant à la conciergerie, elle sert en partie de logement et de travail à des théologiens catholiques, alors que depuis 1973, son sous-sol est aménagé en distillerie artisanale. En 1969, un nouveau foyer (médicalisé) pour personnes âgées - le johannisheim - est venu compléter utilement les structures existantes. Quant à la gestion de cette importante unité à vocation essentiellement caritative, elle est assurée par l'Administration générale des fonsations, un service de ville de Fribourg.
Cette splendide maison de maître construite en style rococo vers la moitié du XVIIIe siècle, trône avec ses nombreuses dépendances (chapelle castrale, oratoire, grange dimière, manège couvert, etc...) au milieu d'un ravissant parc arboré d'environ 5 ha.
Le maître de céans, le baron Nicolas von Gayling-Westphal, après nous avoir accueilli avec déférence et dit combien il se réjouissait de recevoir ce groupe de visiteurs vétérinaires et parmi eux bon nombre venus d'Outre-Rhin (car comme leurs illustres ancêtres d'ailleurs, les Gayling se disent "être restés Alsaciens et de coeur et d'esprit"), nous présente avec verve et enthousiasme l'historique des lieux et de celui de sa famille. La résidence est située à l'entrée ouest d'Ebnet -lieu que les chroniqueurs mentionnent dès le début du XIIe siècle - au confluent des rivières Eschbach et Dreisam, à l'emplacement d'un château fortifié entouré d'un étang (Weiherschloss). Cette demeure, qui avait appartenu successivement au duc Berthold III von Zahringen, au chevalier Johannes Schnewlin (cf. infra, historique de la Kartaus) puis aux chevaliers d'empire Frantz et Friedrich von Sickingen (famille de notables influents de Fribourg), sera démantelée par les troupes françaises en 1644. A sa place sera construit, en 1696, une modeste maison de campagne, sous l'impulsion de Maria Franciska von Sickingen, l'épouse du défunt Frantz Ferdinand von Sickingen, maire de Fribourg; l'étang existant sera asséché puis aménagé en parc et jardins. C'est le fils de ces derniers, Ferdinand Sebastian von Sickingen qui, en 1739, engage sur la maison de campagne d'importants travaux d'agrandissement et d'embellissement, la transformant en une véritable demeure princière et s'entoure, pour ce faire, des grands artistes de l'époque, à savoir les architectes Johann Jacob Fechter et Simon Schratt, les peintres Christian Wenziger, Johann Pfunner, Johannes William et Giovanni Baptista Tiepolo, les stucateurs Hans Georg Gigl et Anton Frantz Vogel, les spécialistes du plafond peint Benedict Gambs, Johann Pfunner et Johann Evangelist Holzer. L'ensemble (château, dépendances, parc) est inscrit à l'inventaire des Monuments Historiques.
La fin de l'apogée des Sickingen survenant en même temps que le déclin de la domination des Habsbourg en Autriche antérieure (Haute-Alsace et Allemagne du sud-ouest), le comte Wilhelm von Sickingen-Hohenbourg, un neveu de Ferdinand Sebastian von Sickingen, avant de se retirer à la cour impériale à Vienne, cédera sa propriété au grand duc Carl Friedrich von Baden pour la somme de 500.000 florins. Et Ebnet verra s'installer de nouveaux propriétaires, les barons alsaciens Gayling von Altheim. C'est en 1811 que le petit-fils de Carl Friedrich von Baden -le grand duc Carl von Baden- se débarrassera du château d'Ebnet au profit de son vassal et proche collaborateur le baron Christian Gayling von Altheim. La lignée des Gayling qui comptait des baronnies en Basse-Alsace, en Franconie et en Souabe -et dont le siège patrimonial se trouvait à Bueswiller près de Bouxwiller (Bas-Rhin)- obtenait du roi louis XV, en 1773, la confirmation de son baronat en France.
La branche mâle de cette famille noble s'éteindra avec le baron Heinrich Gayling von Attheim (1847-1940), chambellan et président d'une coopérative d'élevage du cheval en Forêt-Noire. Son arrière petit-fils dans la branche féminine, le baron Nicolas von Gayling-Westphal (notre remarquable guide de ce jour) est depuis 1975 le 26ème maître sur Ebnet.
De fin janvier 1629 à fin décembre 1793 (Révolution française), la ville de Bouxwiller, la Motherburg à Niedermodern, la maison Gayling rue des Veaux (Kalbsgasse) à Strasbourg et le village de Bueswiller ont été la patrie de cette famille, venue d'Altheim près de Baben-hausen (Pays de Hesse en RFA), pour s'installer dans le comté de Hanau-Lichtenberg (Basse-Alsace), au service du dynaste régnant alors sur cette région. On rapporte que les Gayling étaient "de bons alsaciens et de bons maîtres". Ils uniront leur destinée à celles des nobles de la chevalerie alsacienne tels les Sultz, Böcklin von Böcklinsau, Fleckenstein, Wurmser von Vendenheim, Berstett, Mittlehausen et Oberkirch.
Dans la petite église luthérienne de Bueswiller que les Gayling choisirent comme leur lieu de sépulture, sont conservés les monuments funéraires, ainsi que six épitaphes des membres de la famille Gayling von Altheim, les seigneurs de la localité où ils construisirent leur château en 1740, château qui, malheureusement, tomba sous la pioche des démolisseurs jacobins en 1793, et dont il ne subsiste aujourd'hui que quelques rares vestiges !
André HEINRICH